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leur élévation, y prennent un caractère qui n’appartient qu’à sa plume.

Montaigne, si je puis m’exprimer ainsi, décrit la pensée comme il décrit les objets, par des détails animés qui la rendent sensible aux yeux. Son style est une allégorie toujours vraie, où toutes les abstractions de l’esprit revêtent une forme matérielle, prennent un corps, un visage, et se laissent, en quelque sorte, toucher et manier. S’il veut nous donner une idée de la vertu, il la placera dans une plaine fertile et fleurissante, où, qui en sait l’adresse, peut arriver par des routes gazonnées, ombrageuses et doux fleurantes. Il prolongera cette peinture avec la plus étonnante facilité d’expression ; et quand il l’aura terminée, pour en augmenter l’effet par le contraste, il nous montrera dans le lointain la chimérique vertu des philosophes sur un rocher à l’écart, parmi des ronces, fantasme à effrayer les gens.

Je céderais au plaisir facile de citer beaucoup un écrivain, qu’on aimera toujours mieux entendre que son panégyriste ; mais à quels traits dois-je m’arrêter de préférence, dans un ouvrage ou tous les chapitres présentent des beautés diversement originales ? C’est la manière de Montaigne qu’il faudrait citer. Je choisis une phrase énergique, ou spirituelle, ou gracieuse. Je lis encore, et je rencontre bientôt une nouvelle surprise non moins piquante que la première. Rien n’est semblable, et l’impression n’est pas moins vive. En effet, l’auteur des Essais, dans un travail libre et sans suite, n’écrivant que lorsqu’il se sent animé par sa pensée, son expression ne peut jamais faiblir ; et dès qu’il conçoit une idée, son style se prête à toutes les métamorphoses, pour la rendre plus heureusement. Ainsi, toujours renvoyé d’une page à l’autre, incertain où fixer mon admiration, chaque fois que j’ouvre le livre je découvre quelque chose de plus dans l’auteur, et