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de la superstition de leurs juges et de la leur, qui s’attribuaient un pouvoir sacrilège sur toute la nature, et ne pouvaient échapper aux flammes du bûcher.

On a beaucoup parlé des paradoxes de Montaigne. Quelques-uns surtout ont reçu de la plume d’un écrivain éloquent une célébrité nouvelle, qui nous oblige d’en rendre à leur véritable auteur ou la gloire ou le blâme. Personne n’ignore que, dans la fameuse question proposée par l’Académie de Dijon, le philosophe genevois, en se déclarant avec une sorte d’animosité le détracteur des sciences et des arts, en affectant de les accuser en son nom, ne fait cependant que répéter les reproches que l’auteur des Essais avait allégués deux siècles avant lui. J’ajouterai qu’en les répétant, il les exagère, et que, voulant faire un système de ce qui n’est chez son modèle qu’une opinion hasardée par caprice, comme tant d’autres, il s’éloigne beaucoup plus de la vérité, et tombe dans une plus choquante erreur. Il est permis d’être sévère avec Rousseau : la plus rigoureuse censure n’atteindra jamais jusqu’à sa gloire ; ses admirateurs même peuvent lui reprocher en général d’outrer les idées qu’il emprunte. Si Montaigne nous dit avec autant de vérité que de bonhomie Nous avons abandonné nature, et lui voulons apprendre sa leçon, elle qui nous menoit si heureusement et si sûrement, Rousseau ne craint pas de nous redire : Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses tout dégénère entre les mains de l’homme. C’est ainsi que l’Émile peut souvent paraître une exagération des idées de Montaigne, sur l’éducation de l’enfance et l’art de former les hommes.

Ce n’est pas que, sur plusieurs points de cet intéressant sujet, Rousseau ne mérite notre reconnaissance, pour avoir renouvelé, avec toutes les séductions de son talent, des vérités utiles et trop négligées. La nécessité de diriger