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semble-t-il qu’il soit besoin de lui arracher le flambeau de la raison pour le précipiter dans la foi ?

La métaphysique de Montaigne se réduit donc à un petit nombre de vérités essentielles, qui demandent peu d’efforts pour être saisies. Sur tout le reste il est dans l’ignorance, et il ne s’en fâche pas. Peut-être seulement a-t-il le tort de rapporter avec trop de complaisance les opinions de ceux qui n’ont pas craint d’expliquer tant de choses qu’ils n’entendaient pas mieux que lui. Mais son incertitude, son incuriosité[1] se fait-elle sentir dans les principes de sa morale ? A-t-il les mêmes doutes lorsqu’il s’agit de nos devoirs ? Comme il siérait mal d’employer l’art des rhéteurs avec un écrivain qui s’en est tant moqué, nous avouerons que, si l’on peut disculper sa philosophie d’un pyrrhonisme absolu, sa morale tient beaucoup de l’école d’Épicure. Sans doute il voulait qu’elle fût plus d’usage. Cette philosophie sublime, qui veut changer l’homme au lieu de le régler, en lui présentant pour modèle la perfection désespérante d’une vertu idéale, le dispense trop souvent de la réaliser : la leçon ne parait pas faite pour nous ; l’exemple est pris dans une autre nature ; on peut l’admirer, mais chacun trouve en soi le droit de ne pas l’imiter. Si vous voulez qu’on tâche d’atteindre au but, ne le mettez pas hors do la portée commune. Le sage, pour faire monter la foule jusqu’à lui, doit se pencher vers elle. C’est le mouvement naturel de Montaigne. Il vient à nous le premier, en nous montrant les imperfections de son esprit, ses erreurs, ses torts, ses petitesses ; mais jamais il n’a rien de bas ni de criminel à nous révéler ; et ce bonheur ou cette discrétion me parait plus utile pour le lecteur que la franchise trop peu mesurée de Rousseau. J’apprends dans les

  1. Expression de Montaigne.