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L’ouvrage de Montaigne est un vaste répertoire de souvenirs, et de réflexions nées de ces souvenirs. Son inépuisable mémoire met à sa disposition tout ce que les hommes ont pensé. Son jugement, son goût, son instinct, son caprice même lui fournissent à tout moment des pensées nouvelles. Sur chaque sujet, il commence par dire tout ce qu’il sait, et, ce qui vaut mieux, il finit par dire ce qu’il croit. Cet homme qui, dans la discussion, cite toutes les autorités, écoute tous les partis, accueille toutes les opinions, lorsqu’enfin il vient à décider, ne consulte plus que lui seul, et donne son avis, non comme bon, mais comme sien. Une telle marche est longue, mais elle est agréable, elle est instructive, elle apprend à douter : et ce commencement de la sagesse en est quelquefois le dernier terme. Peut-être aussi, cette manière de composer convenait mieux au caractère de Montaigne, ennemi d’un long travail et d’une application soutenue. Il parle beaucoup de morale, de politique, de littérature ; il agite à la fois mille questions mais il ne propose jamais un système. Sa réserve tient à sa paresse autant qu’à son jugement. Il lui en coûterait de poser des principes, de tirer des conséquences, et d’établir, à force de raisonnements, la vérité, ou ce que l’on prend pour elle. Cette entreprise lui paraitrait trop laborieuse, et la justesse de son esprit l’avertit que souvent elle ne serait pas moins inutile que téméraire. Il aime mieux se borner à ce qu’il voit au moment où il parle, et semble vouloir n’affirmer qu’une chose à la fois. Ce n’est pas le moyen de faire secte ; aussi jamais philosophe n’en fut plus éloigné que Montaigne. Il dit trop naïvement et le pour et le contre. Au moment où vous croyez tenir sa pensée, vous êtes déconcerté par un changement soudain, qu’au reste il ne prévoyait pas lui-même plus que vous. Une pareille incertitude, qui prouve plus de franchise que de faiblesse, n’aurait pas dû, ce semble, exciter la sévère