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le caïman

sensés prirent leur vol. Encore sous le coup de l’émotion qui les avait affolés, les matelots faisaient des rêves d’avenir : l’un parlait d’acheter une douzaine de navires et de se faire armateur ; un autre déclarait qu’il préférait placer son argent et vivre somptueusement avec les deux ou trois cents mille francs de rente qu’il se ferait ainsi. Le plus ambitieux de tous était un Gascon : cet enfant de la Garonne parlait gravement d’acheter tout un chef-lieu d’arrondissement, d’y faire construire un château style moyen-âge et de rétablir le servage dans ses domaines. Il était bien entendu que le droit des gens, la loi, les gendarmes n’existeraient plus pour lui ; pour un peu, il eût parlé de mettre le Youkon dans sa poche et de retourner tranquillement dans son pays.

Le Parisien, qui avait écouté en riant toutes ces billevesées, jeta subitement une douche sur ces cervelles en ébullition.

— Pour faire tant de projets, dit-il tout à coup, savez-vous seulement à combien se montera votre part de bénéfices ?

L’enthousiasme tomba comme par enchantement et les pipes s’éteignirent d’elles-mêmes à ces simples mots qui rappelaient chacun au sentiment de la réalité.

— Quel malheur ! soupira le Gascon ; je croyais déjà que c’était arrivé.

Les aventuriers se retirèrent alors sous des bâches élevées à la hâte pour tenir lieu de tentes et tout dormit bientôt dans le camp, à l’exception de deux matelots placés en sentinelle.