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le caïman

le soir, appuyé sur le bordage, il entendait la voix plaintive de la brise passer dans les agrès, il se prenait à regarder le ciel, le cœur agité par une émotion indéfinissable.

Ce changement n’avait pas échappé à Charles Vernier, et plus d’une fois il avait surpris son ami rêvant ainsi sous le scintillement des étoiles. Cette métamorphose l’avait ravi, car il aimait sincèrement le comte et désirait vivement le voir revenir à une perception plus exacte des choses de la vie et des devoirs qui incombent à un homme soucieux de sa dignité et de l’estime des autres, ce qui, jusque-là, lui avait totalement fait défaut. Un soir que M. de Navailles s’attardait plus que de coutume dans une de ses rêveries, il s’approcha de lui et lui demanda brusquement :

— À quoi songes-tu donc, Henri ?

— Mais… dit le comte un peu troublé, je ne sais… à rien.

— Allons, allons, reprit Vernier en souriant, ne te défends pas d’éprouver un certain charme à la contemplation de ce beau ciel où l’œil du marin croit toujours apercevoir le visage de Dieu. Ah ! vois-tu, notre existence à nous autres ne ressemble en rien à celle des habitants des villes. La vue des merveilles scientifiques au milieu desquelles ils vivent leur fait parfois oublier qu’ils ne sont que poussière et qu’ils retourneront en poussière. Le scepticisme les envahit et ils ne semblent point se douter que tout ce dont ils sont si fiers est l’œuvre du Créateur, sans qui nous serions encore dans le néant. Les marins, au contraire, sentant continuellement le besoin d’une protection occulte qui, au moment des dangers, seconde leurs efforts, tournent sans cesse leur regard et élèvent leur âme