samment construite, son âme retient et juge toute chose avec une large mémoire et un sens droit et pénétrant ; mais l’imagination emporte ses facultés vers le ciel aussi irrésistiblement que le ballon enlève la nacelle. Au moindre choc, elle part ; au plus petit souffle, elle vole et ne cesse d’errer dans l’espace qui n’a pas de routes humaines. Fuite sublime vers des mondes inconnus, vous devenez l’habitude invincible de son âme ! Dès lors, plus de rapports avec les hommes qui ne soient altérés et rompus sur quelques points. Sa sensibilité est devenue trop vive ; ce qui ne fait qu’effleurer les autres la blesse jusqu’au sang ; les affections et les tendresses de sa vie sont écrasantes et disproportionnées ; ses enthousiasmes excessifs l’égarent ; ses sympathies sont trop vraies ; ceux qu’il plaint souffrent moins que lui, et il se meurt des peines des autres. Les dégoûts, les froissements et les résistances de la société humaine le jettent dans des abattements profonds, dans de noires indignations, dans des désolations insurmontables, parce qu’il comprend tout trop complètement et trop profondément, et parce que son œil va droit aux causes qu’il déplore ou dédaigne, quand d’autres yeux s’arrêtent à l’effet qu’ils combattent. De la sorte, il se tait, s’éloigne, se retourne sur lui-même et s’y renferme comme en un cachot. Là, dans l’intérieur de sa tête brûlée, se forme et s’accroît quelque chose de pareil à un volcan. Le feu couve sourdement et lentement dans ce cratère et laisse échapper ses laves harmonieuses, qui d’elles-mêmes sont jetées dans la divine forme des vers. Mais le jour de l’éruption, le sait-il ? On dirait qu’il assiste en étranger à ce qui se passe en lui-même, tant cela est imprévu et céleste ! Il marche consumé par des ardeurs secrètes et des langueurs inexplicables. Il va comme un malade et ne sait où il va ; il s’égare trois jours, sans savoir où il s’est traîné, comme fit jadis celui qu’aime le mieux la France ; il a besoin de ne rien faire, pour faire quelque chose en son art. Il faut qu’il ne fasse rien d’utile et de journalier pour avoir le temps d’écouter les accords qui se forment lentement dans son âme, et que le bruit grossier d’un travail positif et régulier interrompt et fait infailliblement évanouir. — C’est le poète. — Celui-là est retranché dès qu’il se montre : toutes vos larmes, toute votre pitié pour lui !
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DERNIÈRE NUIT DE TRAVAIL.