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Ah! n’entretenons pas ce mauvais sentiment !
Mais quoi ! si, disposée au fond du monument,
Je me réveille avant que Roméo ne vienne
Et que de l’avertir [le] frère ne se souvienne…
— Voilà ce qui vraiment devrait m’épouvanter.
Sortir de cette voûte ? on ne le peut tenter.
Dans ce sombre caveau de marbre et sous la terre
On ne doit respirer aucun air salutaire.
Ce marbre, pour toujours s’il allait me glacer !
Roméo, je pourrais mourir sans t’embrasser !
— Et même sans mourir, n’est-il pas vraisemblable
Que trop tôt réveillée en ce lieu lamentable
Où la nuit et la mort si longtemps répandront
La terreur dans mon âme et l’ombre sur mon front,
Où de mes grands-parents l’antique réceptacle
D’ossements entassés m’offrira le spectacle.
Où Tybalt, tout sanglant encor, déposé seul,
Dormira près de moi, couché dans son linceul,
Où les spectres, dit-on, sortant de leurs demeures,
Viennent se réunir à de certaines heures,
Jetant des cris qui font que la raison se perd,
Hélas ! hélas ! sans doute en ce caveau désert
Le délire entrera dans ma tête affaiblie ?
Je me relèverai, j’irai dans ma folie
Profaner des aïeux les restes assemblés,
Briser en me jouant leurs ossements troublés,
Et dans l’accès auquel il faut que je succombe
J’irai frapper mon front sur l’angle d’une tombe.
— Oh ! regardez Tybalt ! je crois le voir marcher,
Spectre sanglant, horrible, il vient ici chercher
La main de Roméo qui de son sang trempée
Enfonça dans son corps la pointe d’une épée
— Arrêtez, ô Tybalt ! mon époux, attends-moi.
Ceci va me conduire et je le bois à toi.
Elle se soutient un instant aux rideaux du lit et finit par y tomber endormie, vaincue par la liqueur.