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Quand je devrais y voir un mort dans son linceul,
Chose pleine d’horreur ! dont le récit lui seul
Me faisait frissonner hier. Eh bien ! n’importe !
Je vous obéirai, je serai brave et forte,
Afin de me garder pure à mon bien-aimé.

LAURENCE.

Eh bien ! avec un cœur de tant de force armé
Rentrez chez vos parents. Là, montrez-vous sans crainte
Et sans rien affecter, sans effort, sans contrainte,
Dites-leur qu’à Pâris vous donnez votre main,
Que vous vous résignez à leurs vœux. — Mais demain,
Le soir, prenez cette eau par mes soins distillée,
Vous sentirez en vous, avec elle coulée,
Une froide torpeur dans vos membres surpris.
Elle saisira tout, votre sang, vos esprits,
D’un sommeil léthargique elle sera suivie,
Et nul souffle dans vous ne trahira la vie ;
Vos lèvres où sourit la jeunesse en sa fleur,
Échangeront soudain leur brillante couleur
Pour la teinte livide et sombre de la cendre.
Vos yeux se fermeront ; on y verra descendre
Ce voile que sur nous abaisse avec effort
Le doigt inexorable et pesant de la mort.
Et ce sommeil sera de quarante-deux heures.
Le lendemain matin, lorsqu’ouvrant vos demeures
On préparera tout pour un lever joyeux,
Vous apparaîtrez pâle et morte à tous les yeux.
Alors le front orné de fleurs, et le visage
Tout à fait découvert, comme c’est notre usage,
Vous serez transportée aux caveaux du palais
Avec tous vos aïeux issus des Capulets.
J’écris à Roméo qu’à Vérone il se rende
Afin qu’avec moi seul, dans la tombe il attende
Le moment infaillible où le réveil viendra ;
Et sur l’heure à Mantoue il vous emmènera ;