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SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

à comprendre comment sa main droite battrait sa main gauche.

— Voyez-vous, il y a un mois qu’elle joue cette partie-là, me dit le Chef de bataillon ; demain, ce sera peut-être un autre jeu qui durera longtemps. C’est drôle, hein ?

En même temps il se mit à replacer la toile cirée de son shako, que la pluie avait un peu dérangée.

— Pauvre Laurette ! dis-je, tu es perdue pour toujours, va !

J’approchai mon cheval de la charrette, et je lui tendis la main ; elle me donna la sienne machinalement et en souriant avec beaucoup de douceur. Je remarquai avec étonnement qu’elle avait à ses longs doigts deux bagues de diamants ; je pensai que c’étaient encore les bagues de sa mère, et je me demandai comment la misère les vait laissées là. Pour un monde entier je n’en aurais pas fait l’observation au vieux Commandant ; mais comme il me suivait des yeux et voyait les miens arrêtés sur les doigts de Laure, il me dit avec un certain air d’orgueil :

— Ce sont d’assez gros diamants, n’est-ce pas ? Ils pourraient avoir leur prix dans l’occasion, mais je n’ai pas voulu qu’elle s’en séparât, la pauvre enfant. Quand on y touche, elle pleure, elle ne les quitte pas. Du reste, elle ne se plaint jamais, et elle peut coudre de temps en temps. J’ai tenu parole à son pauvre petit mari, et, en vérité, je ne m’en