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SOUVENIRS

Ici le vieux Commandant fut forcé de s’arrêter. Je me gardai de parler, de peur de détourner ses idées ; il reprit en se frappant la poitrine :

— Ce moment-là, je vous le dis, je ne peux pas encore le comprendre. Je sentis la colère me prendre aux cheveux, et en même temps je ne sais quoi me faisait obéir et me poussait en avant. J’appelai les officiers et je dis à l’un d’eux :

— Allons, un canot à la mer… puisque à présent nous sommes des bourreaux ! Vous y mettrez cette femme, et vous l’emmènerez au large jusqu’à ce que vous entendiez des coups de fusil ; alors vous reviendrez. — Obéir à un morceau de papier ! car ce n’était que cela enfin ! Il fallait qu’il y eût quelque chose dans l’air qui me poussât. J’entrevis de loin ce jeune homme… oh ! c’était affreux à voir !… s’agenouiller devant sa Laurette, et lui baiser les genoux et les pieds. N’est-ce pas que vous trouvez que j’étais bien malheureux ?

Je criai comme un fou : Séparez-les ! nous sommes tous des scélérats ! — Séparez-les… La pauvre République est un corps mort ! Directeurs, Directoire, c’en est la vermine ! Je quitte la mer ! Je ne crains pas tous vos avocats ; qu’on leur dise ce que je dis, qu’est-ce que ça me fait ? Ah ! je me