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DE SERVITUDE MILITAIRE.

m’affaiblir ; mais je n’y tenais plus : — Enfin suffit, lui dis-je, entre braves gens on s’entend de reste. Allez lui parler, et dépêchons-nous.

Je lui serrai la main en ami, et comme il ne quittait pas la mienne et me regardait avec un air singulier : — Ah çà ! si j’ai un conseil à vous donner, ajoutai-je, c’est de ne pas lui parler de ça. Nous arrangerons la chose sans qu’elle s’y attende, ni vous non plus, soyez tranquille ; ça me regarde.

— Ah ! c’est différent, dit-il, je ne savais pas… cela vaut mieux, en effet. D’ailleurs, les adieux ! les adieux ! cela affaiblit.

— Oui, oui, lui dis-je, ne soyez pas enfant, ça vaut mieux. Ne l’embrassez pas, mon ami, ne l’embrassez pas, si vous pouvez, ou vous êtes perdu.

Je lui donnai encore une bonne poignée de main et je le laissai aller. Oh ! c’était dur pour moi, tout cela.

Il me parut qu’il gardait, ma foi, bien le secret : car ils se promenèrent, bras dessus, bras dessous, pendant un quart d’heure, et ils revinrent au bord de l’eau, reprendre la corde et la robe qu’un de mes mousses avait repêchées.

La nuit vint tout à coup. C’était le moment que j’avais résolu de prendre. Mais ce moment a duré pour moi jusqu’au jour où nous sommes, et je le traînerai toute ma vie comme un boulet.