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DE SERVITUDE MILITAIRE.

suis bien contente, moi, d’aller à Cayenne ; je verrai des sauvages, des cocotiers comme ceux de Paul et Virginie, n’est-ce pas ? Nous planterons chacun le nôtre. Nous verrons qui sera le meilleur jardinier. Nous nous ferons une petite case pour nous deux. Je travaillerai toute la journée et toute la nuit, si tu veux. Je suis forte ; tiens, regarde mes bras ; — tiens, je pourrais presque te soulever. Ne te moque pas de moi ; je sais très-bien broder, d’ailleurs ; et n’y a-t-il pas une ville quelque part par là où il faille des brodeuses ? Je donnerai des leçons de dessin et de musique si l’on veut aussi ; et si l’on y sait lire, tu écriras, toi.

Je me souviens que le pauvre garçon fut si désespéré qu’il jeta un grand cri lorsqu’elle dit cela.

— Écrire ! — criait-il, — écrire !

Et il se prit la main droite avec la gauche en la serrant au poignet.

— Ah ! écrire ? pourquoi ai-je jamais su écrire ! Écrire ! mais c’est le métier d’un fou !… — J’ai cru à leur liberté de la presse ! — Où avais-je l’esprit ? — Eh ! pourquoi faire ? pour imprimer cinq ou six pauvres idées assez médiocres, lues seulement par ceux qui les aiment, jetées au feu par ceux qui les haïssent, ne servant à rien qu’à nous faire persécuter ! Moi, encore passe ; mais toi, bel ange, devenue femme depuis quatre jours