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dés. — Il y en a encore là, dans les rangs, deux qui y étaient et s’en souviennent bien. — Ils avaient l’habitude des Russes, et savaient comment les prendre. Les factionnaires que nous rencontrâmes en montant disparurent sans bruit, comme des roseaux que l’on couche par terre avec la main. Celui qui était devant les armes demandait plus de soin. Il était immobile, l’arme au pied et le menton sur son fusil ; le pauvre diable se balançait comme un homme qui s’endort de fatigue et va tomber. Un de mes grenadiers le prit dans ses bras en le serrant à l’étouffer, et deux autres, l’ayant bâillonné, le jetèrent dans les broussailles. J’arrivai lentement et je ne pus me défendre, je l’avoue, d’une certaine émotion que je n’avais jamais éprouvée au moment des autres combats. C’était la honte d’attaquer des gens couchés. Je les voyais, roulés dans leurs manteaux, éclairés par une lanterne sourde, et le cœur me battit violemment. Mais tout à coup, au moment d’agir, je craignis que ce ne fût une faiblesse qui ressemblât à celle des lâches, j’eus peur d’avoir senti la peur une fois, et, prenant mon sabre caché sous mon bras, j’entrai le premier, brusquement, donnant l’exemple à mes grenadiers. Je leur fis un geste qu’ils comprirent ; ils se jetèrent d’abord sur les armes, puis sur les hommes, comme des loups sur un troupeau. Oh ! ce fut une boucherie