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pour les suivre. Il m’engagea fort à en faire autant. Je lui répondis qu’il était bien heureux d’être gardé ; mais que moi, qui ne l’étais pas, je ne pouvais pas me sauver sans déshonneur, et que lui, ses compagnons et moi n’étions point dans le même cas. Cela lui parut trop subtil.

— « Ma foi, je ne suis pas casuiste, me dit-il, et si tu veux je t’enverrai à un évêque qui t’en dira son opinion. Mais à ta place je partirais. Je ne vois que deux choses, être libre ou ne pas l’être. Sais-tu bien que ton avancement est perdu, depuis plus de cinq ans que tu traînes dans ce sabot anglais ? Les lieutenants du même temps que toi sont déjà colonels. »

Là-dessus ses compagnons survinrent, et m’entraînèrent dans une maison d’assez mauvaise mine, où ils buvaient du vin de Xérès, et là ils me citèrent tant de capitaines devenus généraux, et de sous-lieutenants vice-rois, que la tête m’en tourna, et je leur promis de me trouver, le surlendemain à minuit, dans le même lieu. Un petit canot devait nous y prendre, loué à d’honnêtes contrebandiers qui nous conduiraient à bord d’un vaisseau français chargé de mener des blessés de notre armée à Toulon. L’invention me parut admirable, et mes bons compagnons m’ayant fait boire force rasades