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j’avais honte de mes faiblesses d’enfant, je ne pouvais me lasser d’admirer comment à une tristesse si profonde il unissait un courage si agissant. Cet homme qui, depuis quarante ans, ne connaissait que la guerre et la mer, ne cessait jamais de s’appliquer à leur étude comme à une science inépuisable. Quand un navire était las, il en montait un autre comme un cavalier impitoyable ; il les usait et les tuait sous lui. Il en fatigua sept avec moi. Il passait les nuits tout habillé, assis sur ses canons, ne cessant de calculer l’art de tenir son navire immobile, en sentinelle, au même point de la mer, sans être à l’ancre, à travers les vents et les orages ; exerçait sans cesse ses équipages et veillait sur eux et pour eux ; cet homme n’avait joui d’aucune richesse ; et tandis qu’on le nommait pair d’Angleterre, il aimait sa soupière d’étain comme un matelot ; puis, redescendu chez lui, il redevenait père de famille et écrivait à ses filles de ne pas être de belles dames, de lire, non des romans, mais l’histoire des voyages, des essais et Shakspeare tant qu’il leur plairait ( as often as they please ) ; il écrivait : « Nous avons combattu le jour de la naissance de ma petite Sarah, » après la bataille de Trafalgar, que j’eus la douleur de lui voir gagner, et dont il avait tracé le plan avec son ami Nelson à qui il succéda. — Quelquefois il sentait sa santé s’affaiblir, il demandait grâce à l’Angleterre ; mais