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voit pas n’est pas, on ne l’aime pas, — et quand il est mort, il n’est pas plus absent qu’il n’était déjà, — et on ne le pleure pas. »

Il étouffait et il s’arrêta. — Ne voulant pas aller plus loin dans ce sentiment de douleur devant un étranger, il s’éloigna, il se promena quelque temps et marcha sur le pont de long en large. Je fus d’abord très touché de cette vue, et ce fut un remords qu’il me donna de n’avoir pas assez senti ce que vaut un père, et je dus à cette soirée la première émotion bonne, naturelle, sainte, que mon cœur ait éprouvée. À ces regrets profonds, à cette tristesse insurmontable au milieu du plus brillant éclat militaire, je compris tout ce que j’avais perdu en ne connaissant pas l’amour du foyer qui pouvait laisser dans un grand cœur de si cuisants regrets ; je compris tout ce qu’il y avait de factice dans notre éducation barbare et brutale, dans notre besoin insatiable d’action étourdissante ; je vis, comme par une révélation soudaine du cœur, qu’il y avait une vie adorable et regrettable dont j’avais été arraché violemment, une vie véritable d’amour paternel, en échange de laquelle on nous faisait une vie fausse, toute composée de haines et de toutes sortes de vanités puériles ; je compris qu’il n’y avait qu’une chose plus belle que la famille et à laquelle on pût saintement l’immoler : c’était l’autre famille, la Patrie. Et tandis que le vieux brave, s’éloignant