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DE SERVITUDE MILITAIRE.

leur chef d’atelier, ou qu’un fabricant ait la fantaisie d’ajouter cette année quelques cent mille francs à son revenu ; ou seulement qu’une bonne ville, jalouse de Paris, veuille avoir aussi ses trois journées de fusillade, on crie au secours de part et d’autre. Le gouvernement, quel qu’il soit, répond avec assez de sens : La loi ne me permet pas de juger entre vous, tout le monde a raison ; moi, je n’ai à vous envoyer que mes gladiateurs, qui vous tueront et que vous tuerez. En effet, ils vont, ils tuent, et sont tués. La paix revient, on s’embrasse, on se complimente, et les chasseurs de lièvres se félicitent de leur adresse dans le tir à l’officier et aux soldats. Tout calcul fait, reste une simple soustraction de quelques morts ; mais les soldats n’y sont pas portés en nombre, ils ne comptent pas. On s’en inquiète peu. Il est convenu que ceux qui meurent sous l’uniforme n’ont ni père, ni mère, ni femme, ni amie à faire mourir dans les larmes. C’est un sang anonyme.

Quelquefois (chose fréquente aujourd’hui) les deux partis séparés s’unissent pour accabler de haine et de malédiction les malheureux qui ont été condamnés à les vaincre.

Aussi le sentiment qui dominera ce livre sera-t-il celui qui me l’a fait commencer, le désir de détourner de la tête du Soldat cette malédiction que le citoyen est souvent prêt à lui donner, et d’appeler sur l’Armée le pardon de la Nation. Ce