Page:Vigny - Servitude et grandeur militaires, 1885.djvu/22

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
18
SOUVENIRS

autre que celle-là, et la centralisation des Pouvoirs l’a faite ce qu’elle est. C’est un corps séparé du grand corps de la Nation, et qui semble le corps d’un enfant, tant il marche en arrière pour l’intelligence et tant il lui est défendu de grandir. L’Armée moderne, sitôt qu’elle cesse d’être en guerre, devient une sorte de gendarmerie. Elle se sent comme honteuse d’elle-même, et ne sait ni ce qu’elle fait ni ce qu’elle est ; elle se demande sans cesse si elle est esclave ou reine de l’État : ce corps cherche partout son âme et ne la trouve pas.

L’homme soldé, le Soldat, est un pauvre glorieux, victime et bourreau, bouc émissaire journellement sacrifié à son peuple et pour son peuple, qui se joue de lui ; c’est un martyr féroce et humble tout ensemble, que se rejettent le Pouvoir et la Nation toujours en désaccord.

Que de fois, lorsqu’il m’a fallu prendre une part obscure mais active dans nos troubles civils, j’ai senti ma conscience s’indigner de cette condition inférieure et cruelle ! Que de fois j’ai comparé cette existence à celle du Gladiateur ! Le peuple est le César indifférent, le Claude ricaneur auquel les soldats disent sans cesse en défilant : Ceux qui vont mourir te saluent.

Que quelques ouvriers, devenus plus misérables à mesure que s’accroissent leur travail et leur industrie, viennent à s’ameuter contre