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table de gauche à droite et de droite à gauche, comme un faucheur, et les dispersait jusqu’à ce qu’il en eût réduit le nombre à cinq ou six qu’il ouvrait. Cette sorte de jeu dédaigneux m’avait ému singulièrement. Tous ces papiers de deuil et de détresse repoussés et jetés sur le parquet, enlevés comme par un vent colère ; ces implorations inutiles des veuves et des orphelins n’ayant pour chance de secours que la manière dont les feuilles volantes étaient balayées par le chapeau consulaire ; toutes ces feuilles gémissantes, mouillées par des larmes de famille, traînant au hasard sous ses bottes et sur lesquelles il marchait comme sur ses morts du champ de bataille, me représentaient la destinée présente de la France comme une loterie sinistre, et, toute grande qu’était la main indifférente et rude qui tirait les lots, je pensais qu’il n’était pas juste de livrer ainsi au caprice de ses coups de poing tant de fortunes obscures qui eussent été peut-être un jour aussi grandes que la sienne, si un point d’appui leur eût été donné. Je sentis mon cœur battre contre Bonaparte et se révolter, mais honteusement, mais en cœur d’esclave qu’il était. Je considérais ces lettres abandonnées : des cris de douleur inentendus s’élevaient de leurs plis profanés ; et, les prenant pour les lire, les rejetant ensuite, moi-même je me faisais juge entre