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Le général en chef avait invité à dîner tout l’état-major, les ordonnateurs, les savants, les kiaya du pacha, l’émir, les membres du divan et les agas, autour d’une table de cinq cents couverts dressée dans la salle basse de la maison qu’il occupait sur la place d’El-Béquier ; le bonnet de la Liberté et le croissant s’entrelaçaient amoureusement ; les couleurs turques et françaises formaient un berceau et un tapis fort agréables sur lesquels se mariaient le Koran et la Table des Droits de l’Homme. Après que les convives eurent bien mangé avec leurs doigts des poulets et du riz assaisonnés de safran, des pastèques et des fruits, Bonaparte, qui ne disait rien, jeta un coup d’œil très prompt sur eux tous. Le bon Kléber, qui était couché à côté de lui, parce qu’il ne pouvait pas ployer à la turque ses longues jambes, donna un grand coup de coude à Abdallah-Menou, son voisin, et lui dit avec un accent demi-allemand :

« Tiens ! voilà Ali-Bonaparte qui va nous faire une des siennes. »

Il l’appelait comme cela, parce que, à la fête de Mahomet, le général s’était amusé à prendre le costume oriental, et qu’au moment où il s’était déclaré protecteur de toutes les religions, on lui avait pompeusement décerné le nom de gendre du prophète, et on l’avait nommé Ali-Bonaparte.