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libre, et quand ses bras me redescendirent doucement sur le pont, ils y laissèrent un esclave de plus.

La veille, je me serais jeté dans la mer si l’on m’eût enlevé à l’armée ; mais je me laissai emmener quand on voulut. Je quittai mon père avec indifférence, et c’était pour toujours ! Mais nous sommes si mauvais dès l’enfance, et, hommes ou enfants, si peu de chose nous prend et nous enlève aux bons sentiments naturels ! Mon père n’était plus mon maître parce que j’avais vu le sien, et que de celui-là seul me semblait émaner toute autorité de la terre. — Ô rêves d’autorité et d’esclavage ! Ô pensées corruptrices du pouvoir, bonnes à séduire les enfants ! Faux enthousiasmes ! poisons subtils, quel antidote pourra-t-on jamais trouver contre vous ? — J’étais étourdi, enivré ; je voulais travailler, et je travaillai, à en devenir fou ! Je calculai nuit et jour, et je pris l’habit, le savoir et, sur mon visage, la couleur jaune de l’école. De temps en temps le canon m’interrompait, et cette voix du demi-Dieu m’apprenait la conquête de l’Égypte, Marengo, le 18 brumaire, l’Empire… et l’Empereur me tint parole. — Quant à mon père, je ne savais plus ce qu’il était devenu, lorsqu’un jour m’arriva cette lettre que voici.

Je la porte toujours dans ce vieux portefeuille,