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de dix ans, le fils du capitaine. Je fus jaloux de cet enfant sur-le-champ, et le cœur me bondit en voyant qu’il touchait le sabre du général. Mon père s’avança vers Bonaparte et lui parla longtemps. Je ne voyais pas encore son visage. Tout d’un coup il se retourna et me regarda ; je frémis de tout mon corps à la vue de ce front jaune entouré de longs cheveux pendants et comme sortant de la mer, tout mouillés ; de ces grands yeux gris, de ces joues maigres et de cette lèvre rentrée sur un menton aigu. Il venait de parler de moi, car il disait : « Écoute, mon brave, puisque tu le veux, tu viendras en Égypte et le général Vaubois restera bien ici sans toi et avec ses quatre mille hommes ; mais je n’aime pas qu’on emmène ses enfants ; je ne l’ai permis qu’à Casa-Bianca, et j’ai eu tort. Tu vas renvoyer celui-ci en France ; je veux qu’il soit fort en mathématiques, et s’il t’arrive quelque chose là-bas, je te réponds de lui, moi ; je m’en charge, et j’en ferai un bon soldat. » En même temps il se baissa, et me prenant sous les bras, m’éleva jusqu’à sa bouche et me baisa le front. La tête me tourna, je sentis qu’il était mon maître et qu’il enlevait mon âme à mon père, que du reste je connaissais à peine parce qu’il vivait à l’armée éternellement. Je crus éprouver l’effroi de Moïse, berger, voyant Dieu dans le buisson. Bonaparte m’avait soulevé