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nous emportait ; mais le premier bourdonnait si fort à mes oreilles, qu’il me rendit sourd pendant longtemps à tous les bruits du monde, hors à la musique de Charles XII, le canon. Le canon me semblait la voix de Bonaparte, et, tout enfant que j’étais, quand il grondait, je devenais rouge de plaisir, je sautais de joie, je lui battais des mains, je lui répondais par de grands cris. Ces premières émotions préparèrent l’enthousiasme exagéré qui fut le but et la folie de ma vie. Une rencontre, mémorable pour moi, décida cette sorte d’admiration fatale, cette adoration insensée à laquelle je voulus trop sacrifier.

La flotte venait d’appareiller depuis le 30 floréal an VI. Je passai le jour et la nuit sur le pont à me pénétrer du bonheur de voir la grande mer bleue et nos vaisseaux. Je comptai cent bâtiments et je ne pus tout compter. Notre ligne militaire avait une lieue d’étendue, et le demi-cercle que formait le convoi en avait au moins six. Je ne disais rien. Je regardai passer la Corse tout près de nous, traînant la Sardaigne à sa suite, et bientôt arriva la Sicile à notre gauche. Car

la Junon, qui portait mon père et moi, était destinée à éclairer la

route et à former l’avant-garde avec trois autres frégates. Mon père me tenait la main, et me montra l’Etna tout fumant et des rochers que je n’oubliai point : c’était la Favaniane et le mont Éryx. Marsala, l’ancien