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SOUVENIRS

pressement, et, prenant un des trois chandeliers qui l’éclairaient, vint nous ouvrir et nous fit asseoir. Nous le priâmes de continuer son concert de famille ; et, avec une simplicité noble, sans s’excuser et sans demander indulgence, il dit à ses enfants :

— Où en étions-nous ?

Et les trois voix s’élevèrent en chœur avec une indicible harmonie.

Timoléon écoutait et restait sans mouvement ; pour moi, cachant ma tête et mes yeux, je me mis à rêver avec un attendrissement qui, je ne sais pourquoi, était douloureux. Ce qu’ils chantaient emportait mon âme dans des régions de larmes et de mélancoliques félicités, et, poursuivi peut-être par l’importune idée de mes travaux du soir, je changeais en mobiles images les mobiles modulations des voix. Ce qu’ils chantaient était un de ces chœurs écossais, une des anciennes mélodies des Bardes que chante encore l’écho sonore des Orcades. Pour moi, ce chœur mélancolique s’élevait lentement et s’évaporait tout à coup comme les brouillards des montagnes d’Ossian ; ces brouillards qui se forment sur l’écume mousseuse des torrents de l’Arven, s’épaississent lentement et semblent se gonfler et se grossir, en montant, d’une foule innombrable de fantômes tourmentés et tordus par les vents. Ce sont des guerriers qui rêvent toujours, le casque appuyé sur la main, et