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DE SERVITUDE MILITAIRE.

vint apportant du chènevis dans le creux de ses mains à une poule qui élevait ses douze poussins sous le vieux canon de bronze où nous étions assis.

C’était bien la plus charmante poule que j’aie connue de ma vie ; elle était toute blanche, sans une seule tache ; et ce brave homme, avec ses gros doigts mutilés à Marengo et à Austerlitz, lui avait collé sur la tête une petite aigrette rouge, et sur la poitrine un petit collier d’argent avec une plaque à son chiffre. La bonne poule en était fière et reconnaissante à la fois. Elle savait que les sentinelles la faisaient toujours respecter, et elle n’avait peur de personne, pas même d’un petit cochon de lait et d’une chouette qu’on avait logés auprès d’elle sous le canon voisin. La belle poule faisait le bonheur des canonniers ; elle recevait de nous tous des miettes de pain et de sucre tant que nous étions en uniforme ; mais elle avait horreur de l’habit bourgeois, et, ne nous reconnaissant plus sous ce déguisement, elle s’enfuyait avec sa famille sous le canon de Louis XIV. Magnifique canon sur lequel était gravé l’éternel soleil avec son Nec pluribus impar, et l’Ultima ratio Regum. Et il logeait une poule là-dessous !

Le bon Adjudant nous parla d’elle en fort bons termes. Elle fournissait des œufs à lui et à sa fille avec une générosité sans pareille ; et il l’aimait