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SOUVENIRS

avait toujours devant les yeux une épée nue, et vint la prendre au moment même où la France la remettait dans le fourreau des Bourbons. Aussi, dans ce modeste tableau d’une partie obscure de ma vie, je ne veux paraître que ce que je fus, spectateur plus qu’acteur, à mon grand regret. Les événements que je cherchais ne vinrent pas aussi grands qu’il me les eût fallu. Qu’y faire ? On n’est pas toujours maître de jouer le rôle qu’on eût aimé, et l’habit ne nous vient pas toujours au temps où nous le porterions le mieux. Au moment où j’écris, un homme de vingt ans de service n’a pas vu une bataille rangée. J’ai peu d’aventures à vous raconter, mais j’en ai entendu beaucoup. Je ferai donc parler les autres plus que moi-même, hors quand je serai forcé de m’appeler comme témoin. Je m’y suis toujours senti quelque répugnance, en étant empêché par une certaine pudeur au moment de me mettre en scène. Quand cela m’arrivera, du moins puis-je attester qu’en ces endroits je serai vrai. Quand on parle de soi, la meilleure muse est la Franchise. Je ne saurais me parer de bonne grâce de la plume des paons ; toute belle qu’elle est, je crois que chacun doit lui préférer la sienne. Je ne me sens pas assez de modestie, je l’avoue, pour croire gagner beaucoup en prenant quelque chose de l’allure d’un autre, et en posant dans une attitude grandiose, artistement choisie,