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En vain fuyant aux Cieux[1] l’eau sur ses rocs venue,
L’aigle tomba des airs, repoussé par la nue[2].
Le péril confondit tous les êtres tremblants.
L’homme seul se livrait à des projets sanglants.
Quelques rares vaisseaux qui se faisaient la guerre.
Se disputaient longtemps les restes de la Terre[3] :
Mais, pendant leurs combats, les flots non ralentis
Effaçaient à leurs yeux ces restes engloutis.
Alors un ennemi plus terrible que l’onde
Vint achever partout la défaite du Monde ;
La faim de tous les cœurs chassa les passions :
Les malheureux, vivants après leurs nations,
N’avaient qu’une pensée, effroyable torture,
L’approche de la mort, la mort sans sépulture.
On vit sur un esquif, de mers en mers jeté.
L’œil affamé du fort sur le faible arrêté[4] ;


    1er partie, l. IV, ch. 4, Du Déluge. — Souvenir d’Ovide, Métam., I, 304-505 :

    Nat lupus inter oves ; fulvos vehit unda leones,
    Unda vehit tigres.

  1. Var : P2, cieux
  2. Byron, C. et T., sc. 3 : Comme il criera [l’aigle] en planant sur la mer impitoyable… Ses ailes ne sauraient le sauver : où pourrait-il les reposer quand toute l’immensité n’offre rien à sa vue que l’abîme, son tombeau ? — Chateaubriand, Génie, Du Déluge : L’oiseau même, chassé de branche en branche par le flot toujours croissant, fatigua inutilement ses ailes sur des plaines d’eau sans rivages. — C’est encore une réminiscence d’Ovide, Métam., I. 307-308 :

    Quæsitisque diu terris ubi sidere detur,
    In mare lassatis volucris vaga decidit alis.

  3. Byron, Les Ténèbres : Les animaux les plus féroces devinrent doux et tremblants… Et la Guerre, qui pour un temps avait cessé, s’assouvit de nouveau…
  4. Byron, Les Ténèbres : Les hommes oubliaient leurs passions dans l’épouvante de cette désolation… On achetait un repas avec du sang ;… il n’y avait plus d’amour ; toute la terre n’avait qu’une pensée, et cette pensée, c’était la mort immédiate et sans gloire ; et les tortures de la faim déchiraient toutes les entrailles ; les hommes mouraient, et leurs os restaient sans sépulture comme leur chair ; le maigre était dévoré par le maigre.