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par leur pâleur et ces longues robes blanches qui les faisaient paraître comme des ombres errantes. Là, ils priaient, et se félicitaient dans leurs cœurs de ce que Dieu leur donnait des misères plus grandes encore que celles qu’ils avaient inventées pour eux-mêmes.

Malgré tant de fatigues, la colonie silencieuse parvint jusqu’au royaume d’Espagne, alors paisible. Le peuple-moine baisa la robe des Trapistes ; et le roi Charles IV, se souvenant qu’un vêtement semblable avait en vain tenté de contenir l’empereur Charles-Quint, et pensant que cette robe plus pesante t’eût pu faire, de peur qu’elle ne manquât à quelqu’un de ses descendans, s’il savait jeter le manteau royal, laissa vivre dans son royaume ceux chez qui l’on va mourir, voulut être le patron de leur maison, leur donna un peu de cette terre qu’il devait quitter plus tôt qu’eux ; et le souvenir de Saint-Just créa Sainte-Suzanne.

Là s’arrêtèrent enfin les bons religieux, quand on leur eut dit, comme au peuple de Dieu : Israël habitera sut cette terre dans une pleine assurance, et y habitera seul. Ils reprirent avec joie leurs travaux douloureux. Un grand nombre d’Espagnols vinrent chercher l’oubli de la vie et la paix de l’âme dans ce continuel souvenir de la mort et ces fatigues assidues du corps. Dom Gerasime d’Alcantara remplit le premier cette dignité d’abbé, où l’on n’a d’autre privilége (selon leurs expressions) que de se lever plus tôt et de se coucher plus tard, c’est-à-dire quelques peines de plus. Tout en vivant dans les pratiques de la régularité primitive, la république muette marchait à son but de se suffire à elle-même. Les frères labouraient, semaient et