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JOURNAL D’UN POÈTE

« Il vaudrait mieux pour moi être morte que rester ainsi. » — Pauvre mère, elle me tue avec ces mots-là.

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3 Avril. — Un vaisseau cargue toutes ses voiles dans l’orage et se laisse aller au sent. Je fais de même dans les chagrins et les grands événements ; pour ménager les forces de ma tête, je ne lis ni n’écris, et je ne laisse prendre à la vie sur moi que le moins possible.

Malgré tout ce travail de la volonté, la douleur nous saisit au cœur malgré nous et reste là.

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La vie de famille attendrit l’homme. Un mameluk est acheté à l’âge de douze ans en Circassie. Il est élevé en soldat, en centaure. Il a des esclaves égyptiennes qui jamais ne lui donnent d’enfants en Égypte ; il n’a ni père ni fils ; il a des compagnons d’armes qu’il ne pleure pas quand ils tombent.

Il est l’homme le plus énergique de la terre.

Quelquefois, j’envie cet homme et je regrette mes quatorze ans d’armée.