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JOURNAL D’UN POÈTE

que du théatre et des livres, et la meilleure preuve du succès est la chaleur que met le public à s’informer de la réalité de l’exemple qu’on lui donne.

Pour les poëtes et la postérité, il suffit de savoir que le fait soit beau et probable. — Aussi je réponds sur Laurette et les autres : Cela pourrait avoir été vrai.

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Sainte-Beuve fait un long article sur moi. Trop préoccupé du Cénacle qu’il avait chanté autrefois, il lui a donné dans ma vie littéraire plus d’importance qu’il n’en eut, dans le temps de ces réunions rares et légères. Sainte Beuve m’aime[1] et m’estime, mais me connaît à peine et s’est trompé en voulant entrer dans les secrets de ma manière de produire. Je conçois tout à coup un plan, je perfectionne longtemps le moule de la statue, je l’oublie

  1. « Sainte-Beuve m’aime… » J’aurais bien envie d’ajouter : qui depuis… Dans un article de la Revue des Deux Mondes, après la mort d’Alfred de Vigny, l’éminent critique a jugé de nouveau avec sa finesse accoulumée et mis à son rang, au premier, le poête de Moïse, d'Éloa et des Destinées ; mais la personne du poëte n’est pas sortie de cette étude sans égratignure, faite, il semble, avec assez de plaisir. Que les amis d’Alfred de Vigny ne s’en montrent pas trop affligés. Lui-même, s’il avait lu cet article, ne s’en fût pas vengé autrement qu’en disant encore comme ici, avec un autre sourire seulement : « Sainle-Beuve, qui m’aime… » ( L. R. )