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JOURNAL D’UN POÈTE

bien portante, faible, forte, gaie, mélancolique, en colère ; et elle n’est rien de tout cela, elle est impatiente comme un petit cheval de course qui attend qu’on lève la barrière, elle piaffe à sa manière, elle se regarde dans la glace, met son rouge, l’ôte ensuite ; elle essaye sa physionomie et l’aiguise ; elle essaye sa voix en parlant haut, elle essaye son âme en passant par tous les tons et tous les sentiments. Elle s’étourdit de l’art et de la scène par avance, elle s’enivre.


Je me rappelle en travaillant un trait fort beau que la princesse de Béthune me conta un soir.

M. de X… savait fort bien que sa femme avait un amant. Mais, les choses se passant avec décence, il se taisait. Un soir, il entre chez elle ; ce qu’il ne faisait jamais depuis cinq ans.

Elle s’étonne. Il lui dit :

— Restez au lit ; je passerai la nuit à lire dans ce fauteuil. Je sais que vous êtes grosse et je viens ici pour vos gens.[1]

Elle se tut et pleura : c’était vrai.

  1. C’est de cette anecdote qu’Alfred de Vigny tira sa comédie Quitte pour la peur, cette perle fine qui fut montée avant les proverbes d’Alfred de Musset, auxquels elle semble avoir servi de premier modèle. (L. R.)