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JOURNAL D’UN POÈTE

Il y a vingt ans, mon père mourut aussi ; j’étais près de son lit ; ses blessures, ses infirmités, l’âge aussi (de soixante-quatorze ans), après un faible rhume, le faisaient mourir. Il me tendit la main courageusement. Il avait sa raison entière et dit au médecin : « N’est-ce pas le râle, monsieur ? » — Il ne se trompait pas. — « Mon enfant, me dit -il, — j’avais dix-sept ans — je ne veux point faire de phrases, mais je sens que je vais mourir ; c’est une vieille machine qui se détraque. Rends ta mère heureuse, et garde toujours ceci. » C’était le portrait de ma mère fait par elle-même ; je l’ai encore, placé sur sa tabatière. J’ai obéi et je l’ai rendue heureuse. Cela est écrit dans ma conscience et je l’écris devant tous et devant Dieu. Lorsqu’elle grondait, c’était la maladie qui parlait par sa bouche ; je m’en allais, de peur de répondre. Mon père, couvert de blessures, était courbé en marchant. L’horrible douleur de l’agonie le redressa violemment: il mourut droit, sans se plaindre, héroïquement. J’étais trop jeune pour supporter cette vue ; je m’évanouis. À présent, j’ai plus vécu, j’ai vu mourir. J’ai pu soutenir ma mère ; mais ma douleur est plus profonde et plus grave, son acier me pénètre bien plus avant.