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JOURNAL D’UN POÈTE

Il y avait dix ans que nous disions : « Il ne vivra pas trois mois. » Il toussait toujours et crachait le sang. — Avant sa maladie, il n’était que graveur ; depuis son attaque à la poitrine, il était devenu peintre de premier ordre. On eût dit que les souffrances avaient développé en lui l’intelligence et l’avaient élevé plus haut et porté plus près du beau idéal.

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J’ai beaucoup connu le général Danrémont ; c’était un homme assez gras, d’un visage doux et affectueux, calme et froid de manières, parlant doucement et lentement. Il s’était attaché à donner aux fermes résolutions de son caractère l’enveloppe la plus polie. Il était animé dans sa conduite publique par l’àme chaleureuse de sa femme, mademoiselle Baraguey d’Hilliers, — femme assez grande de taille, avec des yeux noirs et brillants comme ceux des Arabes, qu’elle est allée voir ; énergique, courageuse, très-sensible. Elle est partie pour Alger avec ses deux enfants. Là, elle a appris la mort de son mari ; c’est un affreux malheur, mais le plus beau malheur possible. — Son père, le général des dragons de la République et de l’Empire, mourut aussi d’un coup de feu. Le général Damrémont est mort précisément comme Turenne, en visitant les batteries la veille d’une bataille.