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Rien ne vous avait préparés à cette perte, et jamais peut-être étonnement ne fut aussi grand que celui que l’on vit parmi vous ; car de plus jeunes que lui avaient eu des années de dépérissement qui vous avertissaient longtemps avant leur dernier jour. – Au milieu de l’une de vos séances on vint vous dire qui n’était plus. Vous vous levâtes tout à coup, par respect pour sa mémoire et pour la mort qui passait dans vos rangs, et chacun se retira en silence pour y penser longtemps et pour en gémir toujours.

Chacun de vous se demandait sans doute quel homme il venait de perdre, et s’il appartenait à l’une ou à l’autre des deux natures d’où sortent les maîtres de la pensée et les guides éloquents des grandes nations.

En effet, deux races différentes et parfois rivales composent la famille intellectuelle. L’homme de l’une a des dons secrets, des aptitudes natives que n’a point l’autre.

Le premier se recueille en lui-même, rassemble ses forces et craint de se hâter. Étudiant perpétuel, il sait que pour lui le travail c’est la rêverie. Son rêve lui est presque aussi cher que tout ce qu’on aime dans le monde réel, et plus redoutable que tout ce que l’on y craint. – Sur chacune des routes de sa vie il recueille, il amasse les trésors de son expérience, comme