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LAZARILLE

l’aveugle tirait de sa poche la monnaie, je tirai la saucisse de la broche, et prestement, en son lieu, mis le susdit navet. Lequel mon maître, après qu’il m’eut baillé l’argent pour le vin, prit, tourna et retourna sur le feu, essayant ainsi de rôtir celui qui, pour ses péchés, avait évité d’être bouilli.

Je fus quérir le vin et ne tardai point à dépêcher la saucisse. En revenant, je trouvai le pécheur d’aveugle qui serrait entre deux lèches de pain le navet que, pour ne l’avoir pas tâté, il n’avait pas reconnu. Et, lorsqu’après avoir mordu le pain, pensant du même coup emporter un morceau de la saucisse, il se sentit soudain refroidi par le froid navet, son visage s’altéra et il me dit : « Qu’est-ce, Lazarille ? » — « Malheureux de moi ! Allez-vous m’imputer quelque chose ? Ne viens-je pas de quérir le vin ? C’est quelqu’un sans doute, qui, passant par ici, l’aura fait pour se gausser de vous. » — « Non, non, » dit-il, « je n’ai pas lâché la broche un instant, cela ne se peut. »

Je jurai et rejurai de nouveau que j’étais innocent de ce troc et échange ; mais cela ne me