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LAZARILLE

avec lui, où il donna bien à entendre sa grande astuce. Lorsque nous quittâmes Salamanque, son intention fut de venir au pays de Tolède, à cause, disait-il, que les gens y sont plus riches, quoique peu charitables, s’appuyant sur le proverbe : Plus donne le dur que le nu. Nous vînmes donc à cette route par les meilleurs villages. Là où nous trouvions bon accueil et bon gain, nous restions ; là où nous ne trouvions rien, au troisième jour nous décampions.

Or, passant en un lieu qui se nomme Almorox, au temps où l’on cueille les raisins, un vendangeur donna à l’aveugle une grappe en aumône. Et comme les paniers des vendangeurs sont d’ordinaire maltraités et que le raisin en ce temps est très mûr, la grappe s’égrenait entre ses doigts. La mettre dans sa besace, il ne le pouvait pas, car les grains se seraient tournés en moût et eussent tout gâté à l’entour. Il résolut donc de faire un festin, autant parce qu’il ne pouvait pas emporter la grappe que pour me réconforter, car il m’avait, ce jour-là, donné force coups de genou et horions. Nous nous assîmes dans un ravin et il me dit : « Je veux user à ton