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DE TORMÈS

le moment venu de prendre de moi vengeance ; et levant des deux mains cette douce et trop amère cruche, l’abattit de toute sa force sur ma bouche, de manière que le pauvre Lazare, qui de rien de semblable ne se doutait, mais comme d’autres fois était sans souci et joyeux, crut vraiment que le ciel avec tout ce qu’il renferme, s’effondrait sur lui. La tape fut telle qu’elle m’étourdit et me fit perdre connaissance, et la meurtrissure si forte que des morceaux de la cruche, m’entrant dans la figure, la rompirent en plusieurs endroits, et me brisèrent les dents qui depuis lors me manquent.

Dès cette heure, je voulus du mal au méchant aveugle, et quoiqu’il me cajolât, régalât et soignât, je vis bien qu’il s’était réjoui du cruel châtiment. Il me lava avec du vin les déchirures qu’il m’avait faites avec les morceaux du pot, et en souriant me dit : « Que t’en semble, Lazare ? ce qui t’a navré te guérit et te donne santé. »