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LAZARILLE

l’œil, aviser et réfléchir comment je me tirerai d’affaire. »

Nous commençâmes notre route, et en peu de jours il m’enseigna le jargon ; et me voyant intelligent, il s’en réjouissait beaucoup et me disait : « Je ne puis te donner ni or ni argent, mais oui bien beaucoup d’avis qui t’apprendront à vivre. » Et il le fit en effet, car après Dieu ce fut lui qui me donna la vie, et qui, bien qu’aveugle, m’illumina et me guida dans le chemin du monde. Je me plais, Monsieur, à vous raconter ces enfantillages, afin de faire voir combien les hommes bas ont de mérite à s’élever, et combien, au contraire, il est ignominieux pour ceux qui sont élevés de se laisser choir.

Pour en revenir à notre aveugle et à ses choses, je vous dirai, Monsieur, que depuis que Dieu créa le monde, il n’en fit point de plus rusé ni sagace. En son métier il était un aigle. Il savait par cœur plus de cent oraisons qu’il disait d’un ton bas, posé et très sonore, en sorte qu’il faisait résonner l’église où il les récitait ; puis il affectait un maintien et un visage très