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PRÉFACE

officiellement de 1554 et a pu être écrit, une dizaine, une vingtaine d’années auparavant. Qu’avions-nous alors en France ? À peine Rabelais. Sauf cela il n’y a qu’à admirer. Que d’heureuses trouvailles d’expression ! Que de locutions marquées au bon coin ! L’auteur du Lazarille me paraît être avec Antonio de Guevara, l’introducteur en castillan d’un genre de grâces, que Cervantes a été seul au XVIIe siècle à ressaisir, et que les fins connaisseurs butinent avec soin et imitent quand ils peuvent, j’entends surtout certaines répétitions, allitérations et antithèses, qui produisent une manière de cadence, un tic-tac dont l’oreille espagnole se déclare satisfaite. Puis il a eu cette bonne fortune, réservée à peu d’écrivains, de créer quelques locutions devenues proverbiales. Le nom de son héros, d’abord, Lazarillo, a pris tout à fait la valeur d’un nom commun. Un lazarillo, c’est couramment en castillan un guide ; servir de lazarillo à quelqu’un, c’est le conduire. Un guide de Madrid, publié au siècle dernier à l’usage des habitants du lieu et des étrangers, s’intitule : Lazarillo ó nueva guia para los naturales y forasteros de Madrid. Citons encore le mot féroce de Lazarille à son aveugle, quand celui-ci s’est fendu le crâne contre le pilier d’Escalona : « Comment, vous avez flairé la saucisse et vous n’avez pas flairé le pilier ? Flairez-le. » Cette phrase est entrée dans le vocabulaire castillan et n’en sortira plus. Flairer un danger ne se dit pas autrement que oler el poste, et au XVIIe siècle déjà la locution était usée à force d’avoir servi : un auteur comique, Luis Quiñones de Benavente, la traite de cliché (civilidad).

Le caractère si franc, si actuel, si populaire de la langue du Lazarille explique donc en très grande partie l’accueil enthousiaste que lui firent les Espagnols. Et il faut bien que le mérite littéraire du petit livre ait été généralement reconnu, puisqu’après même que l’Inqui-