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PRÉFACE

Il y a plus de cas à faire d’une autre tradition qu’a consignée un religieux espagnol, le P. Siguenza, dans une histoire de l’ordre de saint Jérôme parue en 1605. Selon cet écrivain, un général des Hiéronymites élu en 1552, Fr. Juan de Ortega, « aurait, dit-on (dizen), dans sa jeunesse, étant étudiant à Salamanque, composé le petit livre appelé Lazarille de Tormès, qui est dans toutes les mains… L’indice qu’on en donne est que le brouillon dudit livre, écrit de sa propre main, fut trouvé dans sa cellule. » Ortega avait un esprit alerte, libre, très remuant : il en pâtit. Des réformes qu’il voulut introduire dans son ordre rencontrèrent une vive opposition et causèrent sa disgrâce. Toutefois, Charles-Quint, qui devait le tenir en haute estime, ne l’abandonna pas, et lorsqu’il fut retiré à Yuste, l’appela auprès de lui, le chargea d’organiser la musique religieuse du monastère et l’admit dans sa familiarité. Il serait piquant qu’un tel personnage eût conçu l’idée du Lazarille et l’eût écrit. Mais le « on-dit » de Siguenza est vague, puis il n’échappe à personne qu’on peut bien avoir eu par devers soi le brouillon d’un ouvrage, sans qu’il résulte qu’on en soit l’auteur. Ortega, tel qu’on nous le dépeint, mêlé à tous les incidents de la vie de couvent, profond connaisseur du clergé, hardi et lettré (amigo de letras), est bien l’homme qu’il nous faudrait, et assurément il ne saurait nous déplaire qu’un prêtre ou un religieux eût écrit cette verte satire. Souhaitons que la lumière se fasse : pour l’instant la question reste ouverte.

À défaut d’Ortega, je chercherais aux alentours des frères Valdès, dans ce milieu d’esprits très libres, très préoccupés de questions sociales, politiques et religieuses, en littérature disciples et imitateurs de Lucien, que Charles-Quint toléra un temps et que l’intransigeance de Philippe II devait extirper à jamais du sol de l’Espa-