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PRÉFACE

s’engraisse de l’église et de ses cérémonies obligatoires, tue de faim son acolyte ; puis l’écuyer noble, représentant de l’hidalguisme, cette noblesse vague et immémoriale, fondée sur la tradition et le commun consentement — la comun reputation y opinion de hidalgo — et réclamée avec ou sans droits par les trois quarts des Espagnols, parce qu’elle avait pour effet d’exempter des charges publiques, classait son homme vieux chrétien, pur de toute infamie et le garantissait de dangereuses suspicions ; l’écuyer noble, sans autre bien que son manteau râpé et son épée de bonne marque, pimpant avec gravité, satisfait de soutenir son point, encore qu’il se fasse, mais sans se l’avouer à lui-même, nourrir par son garçon, et plus malheureux que les deux autres, car les moyens de s’entretenir noblement sont rares et répugnent à sa nature hautaine.

Pris ensemble et isolés du reste, ces trois chapitres forment comme une petite épopée de la misère et de la faim espagnoles, de la faim surtout, qui est l’âme du livre, de cette faim persistante et âpre qui vous pénètre et vous navre, qu’on croit ressentir soi-même et dont on est comme saisi à la gorge. L’impression produite par ce crescendo de privations et par l’exaspération de ces faméliques est vraiment très forte.

Le mérite de l’invention n’est pas le même partout ; pour mieux dire, l’auteur n’a pas également marqué son coin dans les trois croquis. Pour le premier surtout, il avait des devanciers, quelques modèles. Les aventures de l’aveugle et de son garçon sont en effet le sujet de plusieurs petites pièces de notre vieux répertoire dramatique, et en Espagne même ces types si populaires ont été mis souvent sur la scène ; nul doute que le romancier n’ait été précédé ici de quelques farces du théâtre forain des premières années du xvie siècle.