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sol élastique et profond qui résonne sous les pas et qui est le résultat de la décomposition séculaire de ceux qui les ont précédés. La forêt actuelle se dresse sur les débris des forêts éteintes.

Morcelées et traversées de toutes parts, les forêts ont cessé de séparer les peuples. Mais elles ont joué longtemps ce rôle d’isolatrices. On distingue encore les linéaments des anciennes limites forestières. Elles soulignent d’un trait vigoureux la distinction entre la Bohême et la Bavière ; elles encadrent nettement la Thuringe : la Franconie est séparée par une série de massifs boisés de la Souabe et de la Hesse. La Lorraine est presque entièrement encadrée de forêts. Leurs bandes s’allongent entre la Champagne et la Brie. Elles tracent une bordure assez nette encore au Berry. Même dans nos contrées de l’Ouest, où les forêts ont été plus entamées, assez de lambeaux subsistent pour rappeler d’anciennes séparations historiques. Quelques bois parsèment la marche sauvage qui s’étendait jadis entre l’Anjou et la Bretagne : d’autres, au centre de la Bretagne, jalonnent la zone solitaire qui séparait le pays gallo du pays breton. Entre le Poitou et la Saintonge une série de bois, échelonnés de Surgères à la Rochefoucauld, laisse encore apercevoir l’antique séparation de deux provinces et de deux peuples. En Angleterre le Weald a divisé les gens de Kent de ceux de Sussex.

Séparation ou défense, marche-frontière, surface échappant à la propriété privée, la forêt a servi de cadre aux embryons de sociétés par lesquels a préludé la géographie politique de cette partie du continent. Elle nous enveloppe encore de ses souvenirs. Elle nous berce avec les contes et les légendes dont la peuplée l’imagination enfantine des anciens habitants. Parmi les essences qui entraient dans la composition de ce vêtement forestier, c’est surtout l’arbre des sols peu humides, des forêts de faible altitude, le chêne, qui est entré dans l’usage de la vie quotidienne. Son bois robuste a fourni la charpente et le mobilier de nos constructions. Ses glands ont donné lieu à l’élevage des troupeaux de porcs, ce genre d’industrie auquel longtemps le Nord de l’Europe resta étranger, et qui fut au contraire, de la Pannonie à la Gaule, une de celles que pratiquaient avec zèle les peuples de l’Europe centrale[1]. Quelques-unes des habitudes les plus invétérées dans la manière de vivre de nos paysans rappellent ainsi le voisinage de l’antique forêt. C’était l’asile aux temps de grandes détresses.



IV ANCIENS SOLS AGRICOLES DE L'EUROPE

Quantité de preuves montrent que la forêt, quoi qu’on en ait dit, n’a pas couvert toute l’Europe. De tout temps d’assez grandes éclaircies naturelles ont existé entre les massifs boisés ; et l'on conçoit de quel intérêt il peut être de déterminer géographiquement les sites de ces contrées, les plus propices en fait aux établissements humains.

  1. Réglementation de la glandée, en Lorraine et ailleurs.