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transportés en masse et avec régularité d’une partie de la terre à une autre, n’existaient pas. Aussi ne pouvait-il entrer dans l’idée de personne qu’une contrée pût confier à une contrée éloignée le soin de nourrir ses habitants. Chacune restait comme un petit monde en soi veillant à sa propre subsistance. Ici l’on craint de manquer de blé ; là de manquer de bois1 ; et l’on prend ou sollicite des mesures préservatrices. Dans cet état, l’estime et la confiance vont exclusivement à la terre. Dans la psychologie de l’ancienne France la prééminence de l’agriculture comme forme de travail et de richesse est une idée de sens commun. Entre le paysan qui ne quitte pas le sol et le bourgeois ou petit gentilhomme qui va vivre dans la ville voisine du revenu de ses terres, il y a différence d’habit et d’éducation et aussi différence de conditions sociales ; mais les sources de l’avoir et de la vie sont les mêmes. Voyez le sens expressif que prend pour le peuple de France le mot héritage ; il se matérialise dans la terre ; dans la langue de Jeanne d’Arc, il s’applique au Royaume même. Du laboureur ou du métayer au bourgeois et au noble existe une hiérarchie terrienne se superposant et, faut-il ajouter, se dédaignant mutuellement. Sur les transactions et les litiges auxquels donne lieu la terre, s’échafaude la classe coûteuse des gens de loi, autre caractéristique, non la plus enviable, de l’ancienne France.

De ces choses d’autrefois, le paysan seul, dépositaire et conservateur des idées anciennes, garde encore quelques traces. Par lui on peut, quoique de moins en moins chaque jour, se rendre compte de ce qu’était jadis l’existence de la très grande majorité de la population de la France. Elle se composait d’une trame continue d’occupations revenant périodiquement, et qui directement ou indirectement, qu’il s’agît de travail agricole ou d’industries domestiques, se rapportaient toujours à un même objet, la terre. Les artistes 

inconnus qui ont animé de leurs sculptures les portails de nos vieilles cathédrales, se sont plu quelquefois à retracer les scènes qu’amenait ainsi le retour de chaque saison ou de chaque mois. C’est que leurs contemporains aimaient à retrouver dans ces sculptures, comme le font encore nos vieux paysans dans les almanachs qui leur sont restés chers, l’image des travaux et des jours, l’expression régulière d’une vie à laquelle suffisaient les changements qu’amènent le cours du soleil et les renaissantes métamorphoses de la terre suivant les saisons.

Ni le sol ni le climat n’ont changé ; pourquoi cependant ce tableau paraît-il suranné pourquoi ne répond-il plus à la réalité présente?

Nous sommes amenés par là au seuil d’une question que nous ne devons ni ne voulons ici aborder. Disons seulement qu’il n’y a rien dans ce qui arrive qui ne soit conforme aux faits que nous avons déjà eu occasion de reconnaître. Une contrée, — la France moins que toute autre, — ne 

I. Par exemple, cahier des doléances du bailliage d’Épinal en 1789. demandant la suppression des usines établies sans permission, le prix du bois ayant presque doublé.