Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/236

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


VI INFLUENCES DU LITTORAL

L’antagonisme des influences intérieures et extérieures ne s’est posé nulle part avec autant de netteté qu’en Normandie. Vue par le dedans, elle prolonge sans discontinuité la France intérieure, elle s’associe étroitement à son sol et à ses habitudes invétérées d’existence. La perspective change, dès qu’on part de la mer. Une large baie se creuse légèrement du cap de la Hève à la pointe granitique du pays de Saire. Grâce aux inflexions de la côte et aux rivières que remontent les marées, la pénétration est aisée. Entre les molles collines qu’ont découpées dans les argiles la Touques et la Dives et les plates-formes calcaires de la Campagne de Caen, l’accès est large et facile. Bientôt le littoral s’affaisse, se perd en marais d’alluvions fluviatiles et marines, dans lesquelles les riverains de la Frise et du Slesvig pouvaient retrouver les marschen de leur pays natal. Le temps n’est pas bien loin où la mer séparait complètement du tronc continental la partie septentrionale de la péninsule. Puis, un littoral plus articulé, une série de péninsules et d’îles commence avec l’apparition des granits au Nord de la Hougue. Des promontoires élevés (nez) servent de signal aux marins ; des protubérances saillantes, où il est facile de s’isoler, se projettent, pareilles aux actes des rivages helléniques ; enfin, face à la côte opposée, se disperse un véritable archipel insulaire. Telles sont les conditions que rencontraient dans ces parages les essaims du Nord, d’abord Saxons, puis Danois et même Norvégiens, qui, pendant huit siècles, ne cessèrent de fourmiller autour des côtes de l’Europe occidentale. Il est intéressant de constater que chacune de ces protubérances acquit une individuahté, forma ou forme encore un petit pays.

Le dessin des côtes a ici son éloquence. Ces formes et articulations de littoral rentrent essentiellement dans le type de celles qu’a utilisées partout la colonisation maritime des peuples du Nord. L’extrémité du Cotentin, prolongée par les îles normandes, rappelle la pointe septentrionale d’Écosse (Thurso)[1], suivie des Hébrides ou Iles du Sud, les Suderoë des Vikings. La Hague-dike reproduit un mode de fortification bien connu. Estuaires fluviaux, îles rapprochées de la grande terre, promontoires faciles à isoler, marais en communication avec la mer : rien ne manque au signalement[2]. Il y a dans les influences géographiques une continuité qui se reflète dans l’histoire. La colonisation maritime apparaît ici, non comme un phénomène accidentel, mais comme un fait prolongé qui a abouti graduellement à la transformation de la contrée. Effectivement, la nomenclature se charge de plus en plus d’éléments germaniques. Les types franchement septentrionaux abondent chez les habitants ; « nulle part, même en Flandre et en Alsace, le type blond ne

  1. « Un grand nombre de gens du peuple que nous rencontrâmes dans nos promenades autour de Thurso. dit Nordenskiöld, me déclarèrent avec un certain orgueil qu’ils étaient Scandinaves ; et ils peuvent bien avoir raison, car aux époques anciennes ce pays était un lieu de refuge pour les Vikings du Nord. » (Nordenskiöld, Grönland, chap. 1, p 22. Leipzig, 1886).
  2. De Gerville, Recherches sur le « Hague-Dike », Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. VI (1833), p. 196.