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les pauvres hères des « pays bocageux ». Cela leur faisait l’effet d’une sorte d’hommage. Ils s’affermissaient par ce contraste dans le sentiment de supériorité satisfaite de l’homme qui vit, sans rien emprunter à autrui, d’un sol capable de suffire à tous ses besoins. Ce sentiment s’incrustait dans la psychologie du paysan. Que quelque expression goguenarde vînt, au surplus, à ses lèvres, cela était dans l’ordre ; les dictons pleuvaient entre ces anciens pays de France. Quand le Tourangeau Rabelais veut peindre le dénuement de Panurge, il trouve dans le sac d’expressions populaires où il puise si volontiers, la comparaison expressive qu’il lui faut : « Tant mal en ordre », dit-il… « que ressemblait à un cueilleur de pommes du pays du Perche ».

« Beaucoup de ces déplacements se produisent encore, mais adaptés aux nouveaux modes de transport, noyés, pour ainsi dire, dans les courants généraux qui mêlent ensemble aujourd’hui et brassent toutes nos populations. Il y a une différence essentielle entre les phénomènes actuels et ces mouvements d’autrefois ; ceux-ci, plus individuels dans leur façon d’agir, intimement associés, à titre de supplément et d’appoint, aux occupations ordinaires de la vie, posant nettement en saillie la personnalité de ceux qu’ils mettaient en rapport. Ils n’étaient pas de ceux qu’on peut accuser de détruire les attaches avec le sol ; car, au contraire, ils ne tendaient qu’à les consolider en se combinant avec la manière de vivre locale. Lorsque le montagnard des Vosges avait occupé la morte saison à tisser des pièces de toile, soit avec du chanvre acheté, soit avec celui qu’il avait pu cultiver dans un coin particulièrement soigné de bonne terre, il attendait qu’un rayon de soleil lui permît de les étaler sur les prés et de les blanchir à l’eau courante : alors il prenait la route de la plaine pour tirer profit du travail auquel avait collaboré toute la maisonnée. Il tient à nous de nous représenter la scène, sous les arcades de ces halles couvertes comme on en voit dans certaines petites villes lorraines au pied des Vosges.

« Des déplacements à plus longue distance partaient des pays d’élevage et de bétail. Les obstacles, ici, ne comptaient guère, la marchandise étant de celles qui se transportent elles-mêmes. Sur les flancs des Alpes de Provence, des Cévennes, des Pyrénées, subsistent encore des pistes qu’a imprimées le piétinement des troupeaux de moutons transhumants. « Il fallait voir », dit le poète de Mireille, « cette multitude se développer dans le chemin pierreux, s’esper-