Page:Vidal de La Blache - Routes et chemins de l’ancienne France, paru dans le Bulletin de géographie historique et descriptive, 1902.djvu/7

Cette page a été validée par deux contributeurs.

les pays où il se maintient encore : les montagnes, par exemple, dernier refuge où subsistent les vestiges d’archaïsme auquel notre temps a été partout ailleurs mortel. On y peut juger des services que rendaient les modestes chemins d’autrefois. Sans doute de belles routes carrossables traversent nos Alpes et nos Pyrénées, mais, dans les mailles passablement espacées de ce réseau, quel rôle continuent à jouer, pour les déplacements fréquents qu’exige la vie montagnarde, ces nombreux sentiers muletiers, que ne rebute aucune pente, qui hardiment couronnent les hauteurs et parfois bordent les précipices ! Entre les villages perdus vers la limite des cultures, entre ces cultures et les pâturages voisins des cimes, ce sont eux qui assurent les communications ; et si grimpants et raboteux qu’ils paraissent à nos pieds de citadins, on ne peut les gravir sans éprouver quelque sentiment d’admiration pour l’industrie de ces montagnards qui, par eux-mêmes, ont su créer à leur usage ce multiple réseau.

« Ce n’était guère des chemins plus aisés que ceux qui sillonnaient nos pays schisteux ou granitiques de l’ouest et du centre. Dans ces sentiers creux ou cavées, bordées d’arbres, hérissées de chirons ou saillies pierreuses, effondrées par des ornières où l’on risque de « s’emmoller », suivant la vieille expression de l’Ouest, il fallait pourtant bien que passât la bête de somme qui portait la charge de chaux ou de terreau destinée à amender le sol trop pauvre ! Les pistes herbeuses et gluantes des terrains d’argile, les chemins fangeux des limons de Picardie ou du Lauraguais languedocien, telles étaient, entre autres, les difficultés avec lesquelles avaient à se débattre les opérations quasi-quotidiennes de la vie agricole, et qui ne la rebutaient point.

« Cependant, outre la fréquentation ordinaire, ces chemins s’animaient périodiquement par le va-et-vient de ceux que les nécessités de la vie attiraient, chaque année, d’un pays à l’autre. Le but, naturellement, était les « bons pays », où la moisson, la vendange offraient aux habitants des contrées de sol pauvre ou tardif, Bocains, Morvandiaux, gens de la Vôge, de l’Argonne ou de la Thiérache, une occasion de salaires et de profits. Le mois d’août ramenait donc régulièrement ces aouteurs ou ousterons. Et ils regagnaient ensuite, tout « gaillards », dit un poète rustique du XVIe siècle, leurs terres froides, où les récoltes avaient eu le temps d’attendre. Les heureux habitants des bons pays voyaient arriver périodiquement