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« On se demande alors comment, lorsque l’influence du monde extérieur semble absente des objets, elle pouvait se faire jour dans les esprits. Ou peut-être n’y pénétrait-elle que sous la forme de notion vague, n’éveillant qu’indifférence ou hostilité ? Ce sentiment qu’il existe autour de nous, loin de nous des populations avec lesquelles nous avons des intérêts communs, dont les besoins sont liés aux nôtres et dont les dangers peuvent nous atteindre, n’est pas de ceux qu’il est facile de faire germer dans l’esprit des hommes quand la nature ne lui a pas frayé la voie. Il résiste à la contrainte. Il ne peut résulter que d’expériences multiples et familières qui, sans effort et presque sans que nous en ayons conscience, l’accréditent et l’enracinent.

« On s’exposerait certainement à dénaturer la vérité, si, dans l’idée qu’on se fait de l’ancienne France, on ne tenait pas le plus grand compte de la force du milieu local. Mais il ne serait pas moins erroné de s’imaginer ces populations comme figées dans leurs cadres. Il y a dans le sol de la France une multitude d’impulsions naturelles stimulant les rapports entre les hommes. Les textes là-dessus ne sont pas directement d’un grand secours ; mais si l’on a égard aux témoignages tirés de la vie même, et surtout à celui qui enveloppe tous les autres, le témoignage des lieux, un spectacle animé se découvre. Une foule de courants locaux coexistent avec les courants généraux dont il était question tout à l’heure. C’est ainsi que dans un fleuve on voit des remous, des tourbillons et des mouvements en sens divers s’entrecroiser et se combiner avec le courant qui entraîne la masse.

« Les transports, il est vrai, rencontraient des difficultés dont s’accommoderaient mal nos habitudes modernes. Mais les hommes se mobilisent plus tôt et plus aisément que les choses. L’homme est de sa nature un être imaginatif, que la charrue elle-même n’attache pas immuablement au sol. La joie que les pasteurs éprouvent à se déplacer, les montagnards à regagner en été les hauts pâturages, le paysan l’éprouve, à sa manière, à fréquenter foires, marchés, rendez-vous périodiques offerts à ses besoins de sociabilité et de commerce.

« Encore même convient-il de rectifier en ceci notre point de perspective. Les moyens de transport dont nous a dotés la vie moderne nous rendent trop dédaigneux envers ceux dont savait se contenter autrefois la circulation. Pour comprendre le passé, il faut observer