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« On se plaît donc à évoquer sur ces vieilles routes les sentiments de ceux qui les parcouraient. Elles se personnifient ainsi dans notre esprit. Sur elles plane une traînée de souvenirs qui vont, il est vrai, s’effaçant, qui n’existeront bientôt plus peut-être que dans l’âme des historiens archéologues, dans l’écho mourant de quelque tradition populaire. Pourtant, de ce passé qui s’oublie trop vite, les routes sont un des restes les plus vivaces. Même quand elles ont fait leur temps et que l’herbe les envahit, leur nom subsiste sous l’une des diverses étiquettes dont les a désignées l’imagination populaire. Elles continuent à servir de limites entre propriétés ou communes ; et c’est dans ces fonctions infimes que, comme une grandeur déchue, elles prolongent obscurément leur existence à travers la topographie actuelle.

« Mais en dehors de ces chemins de peuples, de ces grandes voies historiques dont nous venons d’esquisser quelques traits, il restait la plus grande partie du territoire de la France. C’est la minorité des pays de France qui voyait passer des troupes de pèlerins, messagers, marchands. Quelle était la condition de ceux que leur situation tenait à l’écart des grands courants de circulation générale ? Comment participaient-ils au mouvement et à la vie ?

« Ce qui nous frappe aujourd’hui, lorsque, à l’aide de textes ou d’anciennes cartes, on parvient à peu près à reconstituer la physionomie passée de nos vieux pays, c’est combien sur la plupart s’accuse fortement l’empreinte locale. Nos yeux habitués désormais à l’uniformité générale qui finit par ne plus nous offenser ni nous surprendre, y rencontrent dans tous les usages de la vie l’expression d’un milieu spécial. Point de maison en pierre, là où la pierre à bâtir ne se trouve pas sur place ; la maison ne montre que trop souvent, dans la rudesse informe de son type, son asservissement aux matériaux du sol. Mobilier, linge, vêtements, sans parler de la coiffure des femmes, ce dernier vestige d’originalité dont la disparition marque la fin suprême des anciens usages, tout porte le cachet du pays. Partout s’exprime la préoccupation de produire sur place tout ce qui est nécessaire, dût-on s’opiniâtrer contre la nature. Sans doute le paysan ne demande qu’à pratiquer des brèches dans les lignes de forêts qui primitivement encadraient presque partout son horizon ; mais néanmoins, même après les défrichements du XIIe siècle, les lambeaux en sont assez étendus pour qu’ils semblent l’isoler du monde extérieur.