Page:Victor Margueritte - La Garçonne, 1922.djvu/256

Cette page a été validée par deux contributeurs.
254
la garçonne

Régis en palpa le bois velouté, en passant, et pensa : « Tu peux t’aligner ! Ça fiche un coup au style Lerbier ! » Comme si elle eut deviné sa pensée, elle déclarait justement :

— Voilà ce qui manque aux plus beaux meubles modernes. Ce que le temps seul apporte. Un fondu, à la dureté des angles, — l’enrichissement de la vie.

Il allait répondre : « La vie ! comme c’est malin… Oui, bien sûr ! En attendant cent cinquante ans, la nôtre aussi s’arrangera !… » quand, — accourant de la tonnelle où, à leur vue, on se levait, — une fillette vint se jeter dans les bras de Monique.

— Comme tu es belle, Riri ! Tu vas bien ?

L’enfant leva ses yeux bleu de lin, toute sa frimousse heureuse, aux maigres cheveux châtains noués d’un ruban de la couleur de son regard. Sa personne entière répondait, comme un cri. Monique flatta la tête mutine, et félicitant Mme Ambrat :

— Ce qu’elle a changé !

Le visage maternel s’éclaira, orgueilleusement.

— N’est-ce pas ?… Va, Riri, va vite chercher deux verres !

Elles suivaient, d’un œil attendri, le sautillement joyeux des mollets nus, tout le frêle corps dansant, qui se précipitait… Il n’y avait pas plus de deux ans qu’Henriette Lamur, — elle en avait six, à présent — avait été recueillie par les Ambrat.

C’était la fille d’une piqueuse en bottines, morte d’un cancer, à moins que ce ne fût de misère et d’épuisement physique. Le père, ouvrier zingueur, ivrogne et brutal, avait fait à l’Œuvre abandon de